Parut dans Le Monde : http://www.lemonde.fr/entreprises/article/2018/03/02/la-science-fiction-nouveau-filon-des-entreprises-pour-imaginer-leur-futur_5264502_1656994.html#xtor=AL-32280270
Montgomery « Scotty » Scott (James Doohan) avec son Communicator dans la série télé « Star Trek ». DR / PROD DB / PARAMOUNT TV
La science-fiction, source d’innovations
Les entreprises s’appuient sur le « design fiction », un concept né aux Etats-Unis, pour revoir leur stratégie, développer de nouveaux produits et préparer leurs collaborateurs aux changements
Qui se souvient du téléphonoscope, l’ancêtre du téléphone, du musicophone, l’ancêtre de la chaîne hi-fi, ou de la visioconférence, tous trois imaginés dans les années 1880 par le romancier français Albert Robida (1848-1926) ? Comment oublier Jules Verne (1828-1905) et ses visions du futur ? Dans De la Terre à la Lune, l’écrivain fait, dès 1865, rêver ses lecteurs avec l’homme dans l’espace ; dans Vingt mille lieues sous les mers, en 1869, il décrit l’exploitation offshore qui verra le jour plusieurs décennies plus tard.
Plus proche de nous, le « PADD » tactile du capitaine Spock dans la série télévisée Star Trek, diffusée au début des années 1960, rappelle la future tablette iPad d’Apple, qui a vu le jour en 2010. Et que dire du Communicator, un téléphone mobile à clapet, également vu dans Star Trek et conçu quelques décennies plus tard par Motorola, ou du fameux hoverboard de Retour vers le futur (Robert Zemeckis, 1985), désormais dans les rues près de chez vous. Quant à 2001 : l’Odyssée de l’espace (Stanley Kubrick), les interactions vocales avec Hal 9 000, l’intelligence artificielle du vaisseau, ont clairement inspiré les actuels assistants virtuels vocaux comme Siri (Apple) ou Alexa (Amazon). Et ce, dès 1968 !
Si la science-fiction (SF), sous toutes ses formes, a fait beaucoup rêver depuis près de deux siècles, elle a aussi largement inspiré les grandes organisations comme les entrepreneurs. En 1980, EDF avait publié Les Chroniques muxiennes, qui mettaient en scène la télématique (l’ancêtre d’Internet) au quotidien. Un certain Pierre Martin récupérait, par le biais d’un « télécran », une lettre de son fournisseur d’énergie, avant de lire son « téléjournal personnalisé en fonction de ses goûts, de sa formation, et de ses préférences politiques ».
Plus récemment, on retrouve les ferments de la culture SF chez Apple (et son fameux iPad), aux Etats-Unis, mais aussi en Chine. En 2016, rappelle le chercheur Thomas Michaud, le président de Huawei, Kevin Ho, a présenté sa vision futuriste où il serait possible à l’avenir de parler avec les morts, en s’appuyant sur des messageries instantanées. Comment ? En créant des copies numériques de n’importe quel individu, représenté, ensuite, par un avatar. M. Ho dit s’inspirer de la SF pour détecter les tendances futures du marché. Un autre groupe technologique chinois, Baidu, a, également lancé, en 2016, son plan « Jules Verne », qui doit permettre aux romanciers d’anticipation d’échanger avec des scientifiques, des universitaires et des spécialistes de l’intelligence artificielle.
Une mine d’or
Les agences spatiales américaine (NASA) et européenne (ESA) n’hésitent pas non plus à piocher dans le corpus de la SF pour préparer leurs futurs voyages vers la Lune ou vers Mars. La NASA a décortiqué la vaste production de romans et de films pour le design de ses fusées. L’ESA, elle, est allée chercher dans la littérature, les illustrations et les films de science-fiction, des idées pour aborder la vie, la livraison (qui a inspiré les vaisseaux-cargos) ou la « mode » (notamment les combinaisons) dans l’espace.
Au tournant des années 2000, le « design fiction » est né.Objectif de ce concept, inventé par des consultants et autres chercheurs : aider les dirigeants d’entreprise à se projeter dans l’avenir, à revoir leurs orientations stratégiques à moyen et à long terme et à préparer leurs collaborateurs à ces changements. Le tout en s’immergeant dans une réalité s’appuyant sur ce que dit la SF du futur.
C’est que la science-fiction est une mine d’or. Elle se nourrit à la fois du présent et des recherches scientifiques en cours pour proposer des interprétations, plausibles ou non, de l’avenir. « Quelques scènes fictionnelles peuvent résumer des problématiques complexes et générer une réflexion collective », explique Thomas Michaud dans son essai L’Innovation entre science et science-fiction (ISTE éditions, 2017).
« Depuis quelques années,des designers et des créatifs de la Côte ouest américaine développent le langage de la fiction réaliste pour aider leurs clients à mettre en question leurs propres fondamentaux, confirme Nicolas Minvielle, professeur à Audencia Business School, à Nantes, membre du collectif Making Tomorrow et coauteur de Jouer avec les futurs (Pearson, 2016). Ici, le design n’est plus une fin en soi, mais un outil efficace pour suspendre les jugements sur les futurs à venir et identifier de nouvelles façons de s’y projeter. »
Parmi ces artisans, on compte Ari Popper, le patron californien de SciFutures, une société de conseil installée à Boston (Massachusetts). « J’ai toujours adoré la science-fiction, confie au Monde cet ancien patron d’une société d’étude de marché. En 2011, j’ai pris un cours d’écriture et j’ai compris que la SF pouvait être un outil très puissant et très divertissant pour les entreprises, afin d’imaginer leur avenir. »
L’Américain a développé une méthodologie, le « prototypage science-fiction », et travaille avec sa demi-douzaine de consultants pour des clients tels que Visa, Pepsi, Ford, Colgate ou Samsung… En Europe, d’autres professionnels s’engagent sur cette voie, à l’image de Near Future Laboratory, du collectif Making Tomorrow ou de Design Friction.
« Nous travaillons à la fois avec les responsables de l’innovation, mais également avec les cadres du comité exécutif. Il s’agit de préparer la stratégie de changement tant interne qu’externe, précise Ari Popper. [Après avoir étudié en profondeur le secteur du client et fixer les objectifs de la recherche], je transmets notre brief à notre réseau de 200 auteurs de science-fiction. A eux de proposer des idées. Nous revenons ensuite vers nos clients pour les pousser à interagir avec ces idées en utilisant tout type de supports : film, BD, séries télévisées, nouvelles, réalité augmentée, etc. »
Cela permet d’immerger les cadres de l’entreprise concernée et de développer à la fois une vision stratégique, des produits ou des expériences. « Ce type de projets fondés sur une vision de l’avenir, inspiré de la SF, est un véritable catalyseur du changement, assure Ari Popper. Et notamment pour les cadres, qui réussissent à se projeter dans un futur possible. Pour Ford, nous avions travaillé, il y a plusieurs années, sur le véhicule autonome, en nous fondant sur des romans et des BD. Et cela a participé à la définition de leur vision pour ce service aujourd’hui. »
L’un des exemples publics les plus aboutis du design fiction appliqué à l’entreprise est la production par le Near Future Laboratory d’un catalogue commandé par Ikea (consultable en ligne). L’objet ressemble à n’importe quel catalogue du groupe suédois. Sauf qu’il propose non pas des objets mais des expériences et des services, comme ce sofa Nostalgi, qui s’adapte au tempérament de ses utilisateurs… Pour la salle de bains, le shampoing Liv, autorégénérant, s’achète à vie pour un abonnement de 9,90 euros par mois. De même, un tapis mousse naturel est proposé à 6,99 euros le mètre carré. Enfin, pour la cuisine, Folklig est à la fois un meuble comptoir, mais aussi une aide pour la cuisine… Le tout pour 1 295 euros.
« Provoquer un débat »
« La limite du projet Ikea, estime M. Minvielle, est que ses concepteurs avaient d’emblée décidé d’annoncer la couleur, que ce catalogue était une fiction. Or, l’intérêt du design fiction est d’immerger dans une réalité plausible des acteurs et de voir comment ils réagissent, ce qu’ils en retiennent et ce qui les gêne. Le design fiction doit provoquer un débat. »
Pour nourrir les imaginaires qu’il présente à ses clients, Making Tomorrow pioche dans un corpus de vidéos de centaines de films de SF où il isole des usages, des objets ou des interactions entre hommes et robots. Il confectionne ensuite des scénarios spécifiques proposés à la réflexion pour certaines entreprises.
Jeanne Glorian, de la direction Innovation de Bouygues Immobilier, s’est engagée dans ce processus, afin « d’immerger une quarantaine de cadres pendant deux jours en 2040. A la fin de l’immersion, un faux comité des investissements devait se prononcer sur les services ou les nouvelles activités proposées ». « Notre objectif était de sortir la tête du guidon et de prendre un peu de hauteur sur l’avenir des métiers de la promotion immobilière, poursuit-elle. Les cadres ont été baignés dans des imaginaires du futur issus de la SF et ont produit et maquetté des nouvelles offres. Un des groupes de réflexion a fini par proposer des “cocons-habitats”, qui seraient remis à chaque citoyen qui naît. Ce cocon peut se déplacer et s’attacher à des bâtiments existants, selon l’âge de la personne, sa situation familiale et l’expérience qu’elle désire vivre. On s’est rendu compte qu’un projet assez similaire d’immeuble modulaire avait déjà été imaginé par un designer en Chine… »
Dans certains contextes, l’utilisation du design fiction peut provoquer de nombreuses réactions. M. Minvielle rapporte une récente expérience menée dans une entreprise autour de l’intelligence artificielle. « Une fausse discussion entre l’ordinateur Watson d’IBM et un client a été diffusée aux salariés d’une plate-forme téléphonique. Cela a eu un très grand retentissement. Les salariés ont compris que leur poste était, à moyen terme, en danger. Cela a changé complètement l’état d’esprit au sein de la société et ces salariés ont pu dire quel était l’avenir préférable qu’il voulait construire. » Avec l’immersion dans le futur, ces projections sont bien plus tangibles qu’avec un simple rapport de prospective…
Philippe Jacqué
Pour s’y retrouver parmi les thèmes de la SF : http://www.prospectiviste.fr/2017/05/arborescence-simplifiee-des-themes-de.html